Précision : cette visite n’a donné lieu à aucune rétribution, aucune proposition ou discussion de contrat, si ce n’est une invitation à la cantine (riz et poulet), deux livres sur l’entreprise et quelques échantillons. En outre, cette visite n’a pas donné lieu à investigations supplémentaires.
Précédemment :
J’ai visité Kronenbourg : (1) Voyage au coeur d’une brasserie industrielle
J’ai visité Kronenbourg : (2) le centre de recherche Carlsberg
Parlons d’eau pour commencer. Le site de K2, c’est 7 millions d’hectolitres (700 millions de litres) de bière produits par an. 40 % de la production française. Et pour ça, il faut de l’eau, beaucoup d’eau. La brasserie est installée au pied des Vosges au-dessus d’une nappe phréatique renouvelée en permanence et d’excellente qualité (pourvu que ça dure, il y a beaucoup de maïs en plaine d’Alsace). Cinq puits répartis sur deux kilomètres viennent alimenter le besoin quotidien. L’eau est déminéralisée au préalable avant une reminéralisation en fonction des profils de bière. Le procédé est aujourd’hui répandu dans toute la filière brassicole, y compris les petits producteurs.
Kronenbourg revendique 3,5 litres d’eau consommés par litre de bière produite. Un chiffre qui inclut le brassage, le refroidissement et le nettoyage. Ce qui semble un score plus qu’honorable, obtenu grâce aux économies d’échelle et à l’optimisation des équipements. Plus impressionnant, la présence d’une station d’épuration des eaux avant relâche sur le réseau, dont les capacités sont équivalentes à celle d’une ville de 300?000 habitants. Le biogaz produit à cette occasion représente 20 % de l’énergie consommée sur site.
Contrairement aux idées reçues, à quantité de bière égale, les grandes unités industrielles présentent un meilleur bilan écologique (eau et carbone) que les petites brasseries artisanales. Les effets d’échelle y sont pour beaucoup. En cause, le traitement de l’eau pour commencer. Dans l’absolu, les produits de nettoyage, essentiellement des bases et acides, ont une faible toxicité, à condition d’être neutralisés dans une cuve tampon et dilués avant relargage. En interrogeant quelques brasseurs depuis un an, j’ai constaté que beaucoup de brasseurs artisanaux s’exonèrent de cette bonne pratique. Et exposent ainsi leur structure à de potentielles sanctions ou obligations de mises aux normes. Un risque contre lequel Brasseurs de France, le SNBI, les deux syndicats de brasseurs, mais aussi l’IFBM, alertent depuis quelque temps.
Sur la consommation elle-même, Kronenbourg revendique une consommation de 3,5 litres d’eau pour 1 litre de bière produit, en incluant l’eau de production, refroidissement et nettoyage. Parfois jusqu’à 10 litres pour les petits brasseurs.
Le transport est un autre point non négligeable. Nous y reviendrons.
Découvrons l’unité de brassage proprement dite. Pour faire de la bière, il faut d’abord du malt. 20 camions en livrent 600 tonnes au quotidien, en provenance d’une grande zone France nord-est, essentiellement via Soufflet et Cargill.
Il faut monter un escalier de 10 mètres pour accéder aux trois salles de brassage. Chacune permet de brasser de 800 à 1100 hectolitres par brassin. L’opération, surveillée depuis une salle de contrôle aux écrans multiples, est contrôlée par une batterie de capteurs. Particularité du brassage industriel, le moût est brassé à haute densité (14 degrés Plato pour la Kronenbourg, environ 7,4 % d’alcool potentiel) et sera dilué en fin de fermentation. À ce stade, les seuls auxiliaires de brassage revendiqués sont des enzymes glucanase dont la fonction est d’abaisser la viscosité de moût. Un bon vieux test à l’iode classique vient valider la conversion de l’amidon en maltose.
L’ébullition est réduite à sa plus simple expression. Cela fait quelques décennies que la brasserie n’a pas vu un cône de houblon. La précieuse épice est ici utilisée sous forme d’extrait (IKE pour être précis). La provenance est principalement alsacienne (Cophoudal, dont Kronenbourg est le premier client. Ce qui fait de la 1664 une bière 100 % alsacienne) et allemande.
Le process d’empattage, filtration, brassage est bouclé en deux heures avant refroidissement et conduite en cuve de fermentation.
Le système permet une fermentation complète des lagers (comprendre, les bières de fermentation basse, la plupart des blondes industrielles) en 5 à 7 jours, contre 3 à 4 semaines pour une petite brasserie.
Au cours de l’étape suivante, la bière passe à travers un filtre à plaques, constitué de couches de diatomée, une algue dont le squelette retient les cellules de levure. Le cahier des charges impose une bière limpide sans trouble et sans dépôts.
Les colorants, à base de malt, sont ajoutés à ce stade. Une habitude qui doit beaucoup à la classification par couleur mais qui n’a qu’une vertu cosmétique. Kronenbourg met l’accent sur l’origine naturelle de ces colorants. Quelques années en arrière, les colorants foncés étaient constitués de caramel ammoniacal (E150 pour les intimes), développé en cuisant du sucre dans l’ammoniac. Un produit assez controversé pour ses propriétés sanitaires, mais toujours utilisé par d’autres groupes brassicoles.
La bière produite à ce stade passe par le laboratoire de contrôle (J’ai visité Kronenbourg : (2) le centre de recherche Carlsberg) pour mesurer la densité, le niveau d’alcool, la couleur, le pH, avec des ajustements à la clé le cas échéant. L’enjeu est de produire une bière aux caractéristiques constantes.
Le brasseur contrôle également le niveau des acides alpha et tetra, responsables de l’amertume, et corrige si besoin.
Dernier ajout avant mise en bouteille, le PVPP, autrement dit polyvinylpolypyrrolidone. La structure de cette molécule lui permet de capturer les polyphénols. Ces molécules issues des malts et houblons, comme les tanins dans les bières au malt torréfié, peuvent jouer un rôle aromatique, mais peuvent aussi se dégrader, apportant des goûts indésirables, ou bien précipiter en entrainant un trouble visuel. Pour une gamme industrielle, il s’agit de garantir que la bière n’évolue pas et reste stable sur les rayonnages de supermarché quelques soient les conditions de stockage. Le PVPP ainsi chargé de polyphénols est récupéré au pied de la cuve de garde et ne se retrouve pas, en principe, dans le produit fini.
La bière est alors diluée avec de l’eau pour atteindre le niveau d’alcool requis. On y ajoute encore du sirop de glucose. La pratique peut étonner les amateurs de bières craft et artisanales, souvent dégoûtés par cette sucrosité incongrue. Mais la pratique semble répondre à une attente du grand public. Les tests consommateurs ont vocation à déterminer les plus grands dénominateurs communs. Et la suavité et la neutralité restent des valeurs sûres pour le consommateur lambda.
À ce stade de la visite, j’ai pu déguster certaines versions brutes des bières produites sur site. Je parle de version brute, avant filtration, dillution, sucrage et pasteurisation.
- Kronenbourg [haute densité 7,3 %] [Hallertau Tradition] Nez végétal et floral agréable. En bouche, légère onctuosité, saveurs de céréales fraiches et belle longueur. L’amertume surtout présente en fond de bouche est bien mordante.
- 1664 [haute densité 7,3 %] [Strisselspalt] Le nez est incroyable et porte toute la subtilité et le caractère épicé du Strisselspalt. Les esters sont bien marqués et équilibrés. En bouche, la sensation est généreuse avec une très fine amertume.
Cette dégustation, que j’appréhendais avec une certaine curiosité, m’a vraiment surpris par la richesse et l’intensité aromatique des bières produites à ce stade. Curieusement, le discours de Kronenbourg met l’accent sur la qualité de ses bières qui tient au risque zéro en matière d’infection. Or, il est incroyable de constater le décalage entre la richesse du produit brut et ce qu’il en reste après dillution, sucrage et pasteurisation. J’ai d’ailleurs senti comme une réticence muette chez la brasseuse en charge de la visite qui m’a fait part d’un goût marqué pour le craft chez l’ensemble du personnel brasseur.
Pour l’heure, le discours officiel de Kronenbourg semble considérer que les bières non pasteurisés et/ou très houblonnées restent un phénomène de niche. Pourtant, le groupe a accompagné la reprise à Strasbourg d’un établissement Le Tigre, qui met en valeur cette marque historique du groupe Kronenbourg. Le café-restaurant, installé dans les murs de l’ancienne brasserie du même nom, propose des versions expérimentales de la Tigre, brassées sur place par un brasseur Kronenbourg, en mode IPA, Hefeweizen et Saison. Une initiative qui sonne comme un ballon d’essai. Affaire à suivre.
La bière une fois terminée est acheminée vers un autre bâtiment dédié au conditionnement et à l’expédition. 11 lignes permettent de traiter jusqu’à 12 000 bouteilles de 33 cl par heure. Une fois capsulée, les bouteilles passent en tunnel de pasteurisation, 60 ° C pendant 45 minutes. Une fois étiquetées et empaquetées, elles rejoignent l’entrepôt qui abrite 70 000 palettes.
Niveau expédition, la plus grande partie est assurée par train. Une ligne ferroviaire part directement de l’entrepôt, à raison de deux à trois trains par jour, et 28 wagons chacun. La production est ensuite dispatchée vers trois plateformes à Paris, Lyon et Angers. Une flotte de camions prend ensuite le relais.
La visite s’achève par une dégustation de la gamme Kronenbourg. Si j’ai beaucoup apprécié la visite, je dois confesser que ce ne sont pas les bières qui me tirent le plus d’enthousiasme. Mes goûts personnels restent à la marge des tests consommateurs, j’ai une certaine aversion pour le sucré dans la bière. Cependant, pour avoir réalisé récemment un benchmark d’un certain nombre de références industrielles, j’ai noté que la gamme Carlsberg/Kronenbourg se distinguait par une certaine justesse de la fermentation. Pas de lourdes traces de méthanol. Et sur l’ensemble des lagers testées, les Kronenbourg et Carlsberg classiques étaient sans doute celles qui exprimaient la meilleur amertume.
J’aimerais que le récit de cette visite soit utile aux petits brasseurs. Le marché des brasseries indépendantes est aujourd’hui porté par une croissance encore jamais vue (+ 40% en volume par an d’après Patrick Boivin de l’IFBM). Aujourd’hui tout va pour le mieux. Mais rien ne dit que la législation n’évoluera pas à l’avenir vers des contraintes environnementales qui favoriseraient les gros au détriment des petits. Rien de dit non plus que les grands ne vont pas se mettre à produire ce qui reste des produits de niche : pale ale, IPA, saison et autres encore. Il sera difficile de lutter quand un grand acteur brassicole proposera des IPA à 50 € le fût, 1,5€ TTC la bouteille en GS. Ce d’autant plus que l’argument s’appuyera sur un approvisionnement 100% local, houblon bio y compris. Il restera toujours l’implantation locale, l’inventivité et une relation tissée sur le long terme avec les autres acteurs de la filière et les consommateurs.